Dispositif, performance, politique : faire œuvre

Texte théorique sur le projet Modulation conçu par Julien Clauss
Auteure : Emma Loriaut, 2017


Un dispositif est avant tout un agencement d’éléments disparates, dont la combinaison a un but précis. Or selon Foucault, Deleuze, et Agamben à leur suite, un dispositif désigne aussi « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».

Le projet Modulation de Julien Clauss se propose d’appliquer cette dernière acception à contre- courant, pour tenter de trouver une liberté de forme, d’action, d’appropriation à travers l’expérience que le projet construit.

Modulation est un dispositif, à différents titres.
Il associe un instrument, constitué d’un acousmonium de radios, à un site.
Les phénomènes environnants tels que le changement de température à la nuit tombée, les levers de lune ou de soleil, la brise rafraîchissant la chaleur de midi deviennent déterminantes. Une interaction particulière s’instaure entre les sons joués sur l’instrument et le paysage, ce dialogue sublime le rapport au visuel en plongeant les participants dans une « chose en soi », un milieu.
De par son anatomie topographique, Modulation incite les auditeurs à des modes particuliers de déplacements et de stations dans le contexte. L’écoute peut être liée à une flânerie, un déplacement flottant (se laisser porter où le son nous emmène) ou à une nécessité, un but (chercher les différents points d’écoute, allant de la falaise d’en face à la rivière en contrebas), à quoi viennent s’ajouter les modalités pratiques du quotidien en bivouac pendant 24h (trouver un endroit plat pour dormir, se réunir autour d’un feu, aller faire ses besoins dans la forêt).

Modulation est une performance, participative et cinéplastique.
Opérant tant par leur mobilité que parce que le public est constitué des artistes eux-mêmes, les auditeurs sont les participants du dispositif. De plus, chacun devient instrumentiste de sa propre radio portable, en jouant du volume, de sa position et de son déplacement par rapports aux autres. Modulation produit de fait une réalisation esthétique éphémère à partir de ces trajets qu’elle incarne, qui constituent le caractère cinéplastique du projet (et pourraient être cartographiés à la façon du Collectif Stalker).
Ces déambulations deviennent une façon de se mettre à écouter (Listen de Max Neuhaus -1966) : en se déplaçant dans le champ sonore, l’auditeur instrumentalise son écoute par la marche. Il peut constituer sa propre expérience esthétique en associant ce qu’il choisit d’entendre (différents points d’écoute) avec la manière dont il choisit d’entendre (fixe, en déplacement).
La participation n’est pas ici un élément normatif ou une velléité volontariste, elle est induite, et « seulement » nécessaire pour que le dispositif soit mis en action ou pour que la performance existe. On parlera d’activation du dispositif – comme de celle d’une machine aux multiples rouages – mais aussi d’une expérience performative – où la réalité se construisant dans sa complexité et s’auto-alimentant fait œuvre.
Dans « Marcher, Créer », Thierry Davila nous parle de produire les conditions d’une « activité dont la raison d’être consiste à ouvrir sa propre identité à ce qui est capable de la déporter vers des événements, des évolutions en apparence contingents mais qui deviennent en réalité structurellement constitutifs de l’activité elle-même, de sa configuration, et qui transfigurent sans cesse nombre de divisions établies (l’intérieur et l’extérieur, le structurel et l’accidentel) ». Dans Modulation, l’attitude devient forme elle-même.

Modulation est une situation d’art relationnel.
L’appel à participation à Modulation s’inscrit dans une démarche de rassemblement ouvert – sans sélection préalable – mais temporaire, bornée. La durée de l’évènement étant annoncée (24h) et la précarité de l’installation des participants étant assumée (bivouac), il s’agit de construire un espace concret, un milieu, où la mutualisation des savoir-faire et des savoir-vivre contribue à faire œuvre.
Le système de diffusion radiophonique mutualisé induit déjà une forme latente de partage.
Bien que Modulation mette en œuvre un contexte où peut s’élaborer l’expérience d’une socialité singulière dans un temps donné, il ne s’agit pas pour autant de créer les conditions d’un rapprochement « socio-politique » comme fin en soi.
Le projet se démarque de la forme concert, aussi expérimentale soit-elle, ainsi que de tout espace de convivialité culturelle, de diffusion ou de représentation. Il est une expérience à part entière, qui propose de pratiquer l’art de la relation. Son enjeu politique majeur se situe dans le champ esthétique de l’inframince : produire un espace-temps relationnel qui fasse œuvre de par sa plasticité, mais aussi de par sa capacité à rebondir en s’entretenant avec le réel. Cela implique de prendre le risque de laisser agir esthétiquement et relationnellement la multiplicité des éléments convoqués.

Modulation donne lieu à de multiples formes intrinsèques qui seront autant de réponses à la question : comment nos modes d’existence se lient-ils à ceux des dispositifs techniques que nous avons choisis ?